Courant alternatif



 
Julien Chuzeville, Fernand Loriot (Le fondateur oublié du parti communiste), L’Harmattan, coll. « Travaux historiques », 2012, 238 p., 25 euros.

Dans son beau roman, L’homme qui aimait les chiens (Métailié, 2011), l’écrivain cubain Leonardo Padura écrit, en évoquant Trotski à la veille de son expulsion d’URSS, qu’il fallait « sortir la Révolution de l’abîme de perversion où l’entraînait une réaction décidée à assassiner les plus beaux idéaux de la pensée humaine ». Après des décennies de mensonges et de dénis, il faut reprendre l’histoire du XXe siècle en bouleversant les hiérarchies les mieux établies à partir du grand drame de 1914. Auparavant, tous les espoirs d’émancipation étaient permis : ils furent non seulement anéantis par la guerre, mais, et c’est encore plus grave, totalement pervertis et détournés par le pays du «mensonge déconcertant» selon la belle expression d’Anton Ciliga, renvoyant les idéaux du mouvement ouvrier du XIXe siècle dans des marges d’où ils ne sont plus jamais sortis, en dehors de brefs orgasmes de l’histoire comme mai 1968.

Pourtant, dès 1928, Fernand Loriot (1870-1932) avait écrit que « l’URSS n’est ni U (union), ce qui suppose la libre adhésion des parties composantes, et une certaine autonomie de ces parties ; ni R (république), puisque c’est une dictature centralisée, évoluant toujours davantage vers la dictature personnelle ; ni S (socialiste), puisque le socialisme reste à construire en Russie et que les concessions de plus en plus importantes faites au capitalisme ne permettent pas, dans la situation mondiale présente, d’en escompter la réalisation ; ni S (soviétique), car les Soviets ne constituent plus en Russie la pierre d’assises du régime. » Le constat était aussi cinglant que sévère, mais reste sans doute encore inaudible à nos contemporains, persuadés que l’URSS était bel et bien le « socialisme réalisé » – qu’ils le condamnent ou non.

L’auteur de cette sentence lapidaire d’une impressionnante et précoce lucidité est sans doute inconnu pour le plus grand nombre. Pourtant, cet instituteur joua un rôle de premier plan dans les oppositions, socialiste et syndicale, qui apparurent dans le mouvement ouvrier français durant la Première Guerre mondiale. Il réussit, avec quelques autres aussi oubliés que lui, la prouesse, jamais renouvelée, de transformer une petite minorité isolée, persécutée et sans moyens en une majorité qui réunit les forces vives du mouvement social au début des années 1920. Mais cette victoire fut sans lendemain et c’est de l’intérieur de ses partisans même que vint la plus féroce réaction. C’est tout le drame de ces femmes et de ces hommes courageux qui furent exclus d’un mouvement communiste dont ils avaient été les pionniers et qui les rejetaient, non sans les avoir calomniés et stigmatisés.
Cette première biographie de Fernand Loriot, sérieuse et documentée, vient donc à son heure et mérite d’entrer dans le corpus des ouvrages nécessaires sur cette période décisive de l’histoire du mouvement ouvrier.

Ch. J.

(extrait de Courant alternatif, mai 2013, p. 31)